Réinventer l’Etat ou laisser périr à petit feu la société

La pression que la société fait peser sur l’État post- colonial  est sans précédent dans l’histoire de l’État nation. La mendicité des enfants, la montée en puissance de l’insécurité urbaine, les exigences de transparence dans la gouvernance des affaires publiques, l’exercice de la liberté  individuelle d’exprimer ses ressentiments personnels et le droit de l’accès aux services de base, constituent des indices d’un malaise social grandissant entre le pouvoir étatique et les citoyens. L’État est apparemment débordé par cette pesanteur sociale. Le temps de réinventer l’exercice du pouvoir ou de laisser périr les fondements de l’unité de la société a peut- être sonné au Sénégal et dans le continent noir.

Existe-t-il réellement un État fonctionnel au Sénégal  capable de répondre aux interpellations de sa société fortement frappée par l’envahissement des questions de société et des urgences sociales ? La question mérité réflexion. Le réflexe immédiat à cette question consisterait  à répéter ce que tout bon citoyen sénégalais sait déjà. Les institutions de la République  fonctionnent.

La présidence de la République, le gouvernement, le parlement et les juridictions judiciaires sénégalaises sont  fonctionnels. Les institutions   marchent  à merveille. Les citoyens expriment assez régulièrement à travers des élections libres et transparentes leurs aspirations. Ils ont délégué le pouvoir au Président de la République. Ce dernier  définit et met en œuvre sa volonté et son ambition politique. La question de l’existence ou non du pouvoir étatique n’en demeure pour autant évacuée par cette piqure classique de rappels. Elle n’est plus du tout opérationnelle. La pression ne fait que croître.

Une société malade

Le malade sénégalais est toujours malade. Son état de santé ne semble guère connaître des évolutions significatives au fil de son évolution. La mendicité, l’insécurité urbaine, les exigences de la transparence dans la gestion des affaires publiques dans l’expression des libertés et l’accès aux besoins primaires demeurent  des préoccupations essentielles  des citoyens. Elles prennent d’ailleurs de l’ampleur d’une décennie à l’autre.

En dépit de cette progression accélérée de ces maux de la société sénégalaise contemporaine, les réponses de l’État demeurent vagues,  insuffisantes, médiocres, voire sans effet sur les ressentiments et le vécu des Sénégalais.  La mendicité est  un exemple frappant de l’impuissance de la puissance publique à trouver des solutions durables, satisfaisantes, capables de réduire et d’anéantir à terme les bases sociales, culturelles et religieuses de la mendicité.

Tous les Présidents de la République qui se succèdent à la tête de l’État ont initié des politiques publiques  et pris des mesures allant dans le  sens de contenir le phénomène social le plus visible de la misère de l’enfance au Sénégal. Elle est encore là au cœur de la capitale et des artères de Dakar. Son visage est certes porté par ces talibés mal fagotés, mal nourris errant dans la ville à des heures tardives. Ils tendent la main à tous les coins de la  rue. Ils ont en commun ce vécu de misère avec les mendiants traditionnels, notamment, les personnes souffrant d’un handicap, contraints à la mendicité professionnelle.

Une communauté humaine de mendiants

La crise sociale secouant de nombreuses  familles pauvres des villes et des campagnes a jeté dans la rue des pères et des mères de famille. Ils tendent eux aussi la main pour survivre. Acheter une ordonnance, se payer un repas familial, se déplacer. Ces enfants, ces mendiants et des nécessiteux ne savent plus où donner la tête pour étudier, pour se nourrir et pour se loger. L’État n’a aucune réponse à court, moyen et long terme. Une communauté humaine de mendiants se forme au vu et au su de tout un monde impuissant à sauver des pans entiers de sa société.

Ce phénomène de la mendicité devenu un fait : social, culturel, économique. Il est  établi. On l’accepte et on l’intègre dans le quotidien. L’insécurité urbaine se développe pendant ce temps de la main tendue, grandit et se répand de la ville  à l’intérieur du pays et inversement. Elle est nourrie par des acteurs sociaux singuliers. Ils sont en marge de la société. Ils sont formés dans l’art de l’agression, du meurtre, équipés avec toutes les armes indispensables pour commettre le vol, le meurtre et déterminés dans et hors de la société à exister à tout prix.

L’État ne fait plus peur à ces hommes et femmes capables d’organiser à l’ombre, de planifiée et de maîtriser l’exécution de leurs missions dangereuses. Le renforcement des moyens techniques et la formation des forces de sécurité et défense n’ont pas renversé la tendance de la peur installée dans les rangs des populations désarmées.

L’autodéfense des populations pourra difficilement contenir cette insécurité galopante alimentée par des acteurs conscients des limites sécuritaires et humaines de la puissance publique dans un domaine aussi sensible et névralgique que la sécurité publique, des biens et des personnes. Que dire de l’accès aux services de base ?

C’est probablement là que le Sénégal va encore plus mal dans sa chair. Les secteurs sociaux de base que sont l’éducation des enfants, la formation à un métier, la satisfaction des besoins primaires, en l’occurrence, se soigner, se loger et se déplacer sont plombés par le déficit des moyens de l’État et des Collectivités locales. Les populations attendent toujours  des réponses adéquates de l’État et des élus locaux.

Réinventer le pouvoir étatique ou laisser périr la société

Les exigences d’une meilleure gouvernance des affaires et l’expression des libertés individuelles et collectives se greffent aux cahiers de charge de l’État. Les citoyens ne sont point satisfaits de la gouvernance. Ils l’expriment et le disent sous des formes multiples : à travers les médias, l’internet et dans la rue publique.

Dans ces conditions d’une insatisfaction notoire des besoins de base des populations et des citoyens épris de paix intérieure et de justice sociale pour tous, il est peut être venu le moment de mener la réflexion sur le pouvoir étatique  dans un pays où les urgences sociales, culturelles et économiques et les aspirations individuelles à la liberté et à l’épanouissement de la société demeurent grandes et pressantes.

Dans ce type de pays sous-développé, la fonction fondamentale du pouvoir étatique est de construire par-dessus tout, les bases du développement d’un pays, notamment, l’accès à l’éducation, aux services de base et l’insertion dans le tissu économique national et international. Ces fonctions ne pourront jamais être remplies par un État défaillant et  le secteur privé national.

C’est une illusion d’entretenir cette orientation suicidaire. Elle a révélé ses limites objectives. Tous les secteurs porteurs de croissance au Sénégal dépendent désormais des multinationales. L’État ne peut et ne devrait être sous aucun prétexte un sous-traitant de l’économie nationale et du bien-être des enfants, des citoyens et des populations. À défaut de réinventer le pouvoir étatique, la société sénégalaise risque de périr à petit sous les effets conjugués de la mendicité envahissante, de la délinquance juvénile et de l’insatisfaction chronique des besoins fondamentaux du peuple.

Mamadou Sy Albert