Nous ouvrions, il y a cinq semaines, cette série consacrée, mensuellement, à un dossier sur l’œuvre d’un auteur, par un Café littéraire sur le premier roman de Fatimata Diallo Ba, « Des Cris Sous La Peau ». Cette deuxième livraison est consacrée à un écrivain confirmé, Amadou Elimane Kane, poète, romancier, essayiste doublé d’un enseignant. Son œuvre est multiforme, et ne peut être cernée en un seul dossier. Son roman « L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë » suscita un intérêt critique pluriel à sa sortie. Ces textes composent pour l’essentiel notre dossier. Son fameux roman fait l’objet, ici, d’une scrutation rigoureuse par des critiques, écrivains et universitaires renommés. Il s’agit des Dr Ndongo Samba Sylla, Dr Ndongo Mbaye, Maty BB- Laye Diakhaté, Amy Niang écrivain, chercheure en Sciences sociales, Madeleine GALLAND. Et Nous ouvrons ces textes par un portrait… critique – disons-le comme ça, parce qu’il survole en même temps l’œuvre, en particulier poétique d’Amadou Elimane Kane – sous la plume de Fatoumata Diallo Ba, la romancière et enseignante précitée, et les fermons par une note de lecture de la regrettée Lylian Kesteloot Fongang sur un autre roman d’A.E.Kane, « Une si longue parole ».

 

« L’AMI DONT L’AVENTURE N’EST PAS AMBIGÜE »

Amadou Elimane Kane

Editions Lettres de Renaissances 2013

 

Portrait : Amadou Elimane Kane

LE SINGULIER POÈTE DE LA PLURALITÉ 

Par Fatimata Diallo Ba

Où puise-t-il la puissance d’évocation qui l’habite à chaque instant ? Telle est la question qui taraude le lecteur lorsqu’il parcourt l’œuvre d’Amadou Elimane Kane, car l’homme incarne et cultive jusque dans sa mise une pluralité de facettes et une absolue singularité dans le paysage littéraire contemporain.

Comprendre Amadou Elimane Kane, au sens où l’entendait Paul Claudel en faisant l’exégèse du Cantique des Cantiques dans l’Art poétique : « Comprendre, saisir en même temps, réunir par la prise. Comme on dit que le feu prend, ou que le ciment prend, ou qu’un lac se prend en hiver, ou qu’une idée prend dans le public, c’est ainsi que les choses se comprennent et que nous les comprenons ». Et c’est essayer de réunir en un article la pluralité d’un homme et sa singularité.

Or, Amadou Elimane Kane semble échapper à tous les classements connus, à toutes les tentatives de resserrement par un dynamisme constant qui se refuse à tous les carcans. Son goût de l’éclectisme littéraire ne le confine dans aucun genre. Romancier, essayiste, poète et surtout, bien plus qu’un gardien du temple de la mémoire inerte, un passeur d’âme, un enseignant déterminé à creuser la chair même des ressources de l’Afrique pour en extraire le trésor à transmettre, non seulement aux générations futures, mais aussi au banquet du monde présent. Aussi met-il un point d’honneur à aller à la recherche de ce que l’Afrique a de plus beau pour féconder sa part dans la pluralité universelle.

Dans cette quête de l’excellence, il a fondé, avec son amie antillaise de longue date Kewu Zâbe, L’Institut Culturel Panafricain de Recherche de Yène, à une quarantaine de kilomètres de Dakar, qu’il présente lui-même comme ‘’un espace de réflexion, d’échanges et de culture dédié à l’Afrique et à la diaspora africaine’’. «  Nous proposons, dit-il, un nouveau paradigme qui porte sur la justice, l’excellence, le travail, le tout sur fond de fraternité, car rien ne doit se faire au détriment d’autrui”. Retrouver la parole confisquée de l’Afrique est l’objectif affiché de l’Institut « dans une dynamique de renaissance africaine ».

 

VOYAGEUR COMPULSIF…, DE L’EUROPE OÙ IL VIT A L’AFRIQUE OU IL REVIT

Une trilogie romanesque à la fois héritière et en rupture des modèles anciens lui permet d’affirmer son dégoût des compromissions, de la corruption et du népotisme et son cheminement résolu vers des valeurs universelles dont l’Afrique, à l’instar des autres continents, est dépositaire. Contre la pensée unique qui tue les efforts d’affranchissement, contre les prisons intellectuelles qui font le lit d’un eurocentrisme révolu, AEK refuse d’être écartelé comme le furent certains de ses prédécesseurs. Bien plus encore, il s’applique, dans chacun de ses récits, à déconstruire les idées reçues sur l’Afrique et à mettre en exergue les valeurs multiples qui fondent sa créativité parmi lesquelles la solidarité, la fraternité, la justice.

Voyageur compulsif autour du monde, de l’Europe où il vit à l’Afrique où il revit, mû par ses fonctions autant que par sa quête perpétuelle de l’authenticité, AEK est viscéralement attaché à sa liberté de mouvement et de pensée, celle qui permet de nourrir son âme par la rencontre de l’autre.

Il faut dire que l’enseignant affleure dès qu’on tente de comprendre quelques-unes des facettes du personnage. En témoignent les titres des publications suivantes entre 2013 et 2016 qui en disent long sur son effervescence créatrice et sur sa volonté de s’adresser à la jeunesse pour qui il a un infini respect.

  • Enseigner la lecture/écriture et l’oralité : à la rencontre de 14 poètes sénégalais contemporains, anthologie poétique, éditions Lettres de Renaissances, 2013
  • Enseigner la poésie et l’oralité, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2014
  • Enseigner le dire poétique : les compétences de l’oralité, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Liberté poétique, anthologie avec les élèves du collège Lucie Faure de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Paroles nomades, anthologie avec les élèves du collège Charles Péguy de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Les fondements historiques du panafricanisme expliqués à la jeunesse, essai, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Enseigner apprendre à apprendre par la poésie, l’oralité et la citoyenneté, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Poésie citoyenne, anthologie avec les élèves du collège Lucie Faure de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Les saisons parlent aussi, conte poétique, avec les élèves du collège Charles Péguy de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2016

Le caractère prolifique de la création littéraire d’Amadou Elimane Kane n’est qu’un des signes de sa formidable générosité, car le sens du partage est ce qui le caractérise le mieux.

Étrange singularité d’un homme dans un monde où le repli sur soi est la chose la mieux partagée.

Pour comprendre cette singularité, il faut visiter la poésie d’AEK qui a très tôt compris les vertus fondatrices de la poésie qu’il élève vers son idéal d’un nouvel humanisme.

 

« Avec ma calebasse entaillée
Je ne vois plus
Vers quelle étoile
Vers quelle lumière
Éclairer les brouillards matinaux
Mais voici ma canne de sagesse
Voici mon fari yo d’esprit
Marchant à travers
Mon chant le champ
Pour fixer l’amour
Comme un baobab
Antique et robuste
Habillé de soleil
Qui germe au-delà
Des frontières de petitesse et de haine !
Comment voulez-vous
Que je me soumette ! »

(Extrait du recueil La Parole du baobab, éditions Acoria, Paris, 1999.)

C’est dans le souffle poétique que s’épanouit le plus la vitalité créatrice d’Amadou Elimane Kane, car c’est là que s’exprime le plus intensément l’âme africaine. En effet, comme le dit Benedetto CROCE dans la Poésie, Introduction à la critique et à l’histoire de la poésie et de la littérature, « Le plus humble chant populaire, si un rayon d’humanité y resplendit, est poésie et peut affronter toute autre sublime poésie. » Et c’est bien ainsi que le conçoit AEK, chez qui l’oralité poétique est aussi valable que la poésie écrite, lui qui clame et déclame à l’envi son chant aux oreilles attentives. Dans Chants d’Ombre, Léopold Sédar Senghor dit « qu’il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyali et le stylet d’or rouge de sa langue ».

PLIER LA LANGUE FRANÇAISE AU RYTHME DU SANG DE L’AFRIQUE

Nourri aux puissantes vertus créatrices de la tradition poétique orale africaine, AEK ne démentirait assurément pas Senghor, lui qui a fait de l’oralité un moyen d’aller vers la quête du savoir dans toutes ses formes et de se l’approprier. Conscient de la puissance créatrice du verbe, Amadou Elimane Kane, sans l’opposer à l’écriture, lui redonne ses lettres de noblesse et en fait le moteur de la renaissance africaine, car la parole est pouvoir, « pouvoir de nommer, de signifier, de faire émerger les ressources de l’Afrique afin de les partager. » Aussi apporte-t-il un soin particulier à la fabrique de sa poésie en virtuose de la langue dans laquelle il choisit de s’exprimer. Il la plie au rythme du sang d’Afrique qui coule dans ses veines, se faisant « syntaxier », comme le disait Stéphane Mallarmé, c’est-à-dire créateur d’une nouvelle syntaxe, « imagier » par la multiplicité des procédés rhétoriques présents, détenteur d’un nouveau lyrisme hanté par cette exclamation presque involontaire qu’il adresse à son lecteur auditeur: « Et comment voulez-vous que je me soumette ! »

La poésie d’AEK plonge ses racines dans la nature et l’imaginaire de l’Afrique prolongeant le rêve de l’homme de voir un jour l’Africain recouvrer dans son entièreté son patrimoine culturel afin de restituer au monde son propre récit de lui-même et ainsi renaître à lui-même en portant des valeurs qui lui sont propres. Son cri poétique d’insoumission et de liberté refuse le mimétisme et la reproduction stérile d’autrui, et  prend ses responsabilités pour inspirer aux autres la confiance et l’estime de soi, seules capables de faire renaître l’Afrique de ses rêves. Dans cette reconquête de soi, la femme africaine joue un rôle fondamental.

Ne dédie-t-il pas son recueil poétique Les flamboyants aussi se souviennent de leur mémoire «   À ma mère Khady Kane

À toutes les femmes

À toutes les femmes noires

Qui par leurs générosités

Portent les flambeaux de l’humanité ».

Si poète a su accorder une place de choix à la femme africaine dans sa poésie, c’est bien AEK, qui lui confère dans son projet de renaissance africaine la primauté.

« Entre le passé, le présent et l’avenir,

Pour célébrer

La renaissance parfumée de l’unité africaine,

Le souffle de la liberté,

La beauté humaine,

Toutes les beautés humaines

Et oser chanter

Que la femme porte notre belle humanité. »

C’est par la femme que nous sortirons de l’ignorance et que nous nous réapproprierons notre propre histoire, car comme le dit le poète, qui mieux que Ndatté Yalla, les femmes de Nder, Njombött Mbodji ou la Mulâtresse enfermée dans sa solitude peuvent mieux comprendre et restituer la violence de la guerre et celle de la stigmatisation ?

En célébrant la femme africaine, c’est l’humanité tout entière que chante Amadou Elimane Kane, car elle est la lumière vers laquelle il aspire, celle d’un « soleil qui ne se couche jamais ».

Fatimata Diallo Ba

 

 

POURQUOI UNE AVENTURE NON AMBIGÜE MERITE-T-ELLE D’ETRE RACONTEE ?

Notes de lecture

Par Ndongo Samba Sylla

Voici un ouvrage de littérature panafricaniste qui incite à méditer et sur lequel il faut méditer. Amadou Élimane Kane nous plonge en effet au cœur de l’actualité de l’Afrique contemporaine en prenant le soin particulier de nous indiquer que l’Afrique d’hier, celle du moment des Indépendances n’est plus l’Afrique d’aujourd’hui, celle du XXIe siècle. Évolution qui tient moins à un quelconque développement économique ou décollage imminent du continent, comme le discours managérial ambiant voudrait le faire croire, qu’au fait que le monde a tout simplement changé entre-temps. Et cette donne doit être prise en compte, surtout par la littérature panafricaniste. Auparavant, elle a pu décrire la condition de l’Homme africain, notamment dans son rapport avec l’Occident, sur le registre de l’aliénation culturelle voire du choc des cultures. Cette vision a fait son temps, souligne le poète dans un récit passionnant qui met en scène des personnages aux émotions pures pris dans des situations pouvant sembler familières au lecteur.

C’est à travers le prisme de l’exil qu’Amadou Elimane Kane a tenté de décrypter nos réalités sociales contemporaines. C’est d’ailleurs ce qui confère à son récit toute sa force et son originalité, étant donné le « privilège épistémologique » associé à l’exil, pour reprendre la belle formule d’Enzo Traverso (L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, La Découverte, 2012, p.227). La fécondité du point de vue de l’exilé tient de la particularité de son itinéraire moral – fait de tribulations, de sacrifices, de renoncements – qui l’installe dans une position évaluative singulière que ne peuvent avoir ni les citoyens de son pays d’origine ni ceux du ou des pays d’accueil. Avec l’exilé, on a si l’on peut dire une autre altérité : l’Altérité à la puissance deux.

Boubacar Diallo est le personnage qui articule le point de vue de l’exil. Sa vie a été véritablement une aventure. Élevé au sein d’une famille polygame, Boubacar ne pouvait plus supporter de n’être d’aucun secours à ses proches, et à sa mère en particulier. Il a tracé les voies de son avenir en empruntant les chemins sinueux et périlleux de l’émigration clandestine. Pour accomplir son rêve – se rendre en France sans avoir de visa et avec peu de moyens financiers – il a dû sillonner nombre de pays africains, faire l’épreuve du désert saharien, effectuer la traversée de la Méditerranée avec des embarcations de fortune, se fondre dans la masse des réfugiés dans les centres de rétention et in fine vivre la condition de sans-papier en France.

Le jeune Boubacar est le portrait contemporain d’une jeunesse africaine en déshérence, qui ne sait plus à quel saint se vouer et qui n’entretient que peu d’espoir de pouvoir réaliser une vie épanouie sur le continent. C’est le portrait d’un homme qui est dans le présent, qui doit décider du sens de sa vie à la hâte ; d’un homme qui est pressé par les urgences et qui laisse sa vie à leur merci ; d’un homme déterminé qui pour éviter la mort sociale est prêt à larguer les amarres psychologiques qui pourraient le retenir sur place ; d’un homme pour qui le risque est, par nécessité, devenu carrière.

Si Boubacar Diallo a pu accomplir son rêve, en réussissant à devenir un enseignant respecté qui œuvre à promouvoir le patrimoine culturel de l’Afrique, il le doit dans une grande mesure à la fortune. Il a été somme toute chanceux. Mais la chance n’explique pas tout. Sa ténacité, sa détermination, sa modestie et sa résilience ont été des qualités essentielles. Les péripéties de sa vie d’exilé, au lieu d’amollir ses principes moraux et éthiques, l’ont renforcé. Au lieu de l’éloigner de sa culture d’origine, elles l’ont revigorée. Au lieu de laisser le racisme et les différentes formes de discrimination vécues en France l’emporter vers un repli identitaire, Boubacar a essayé de tirer le meilleur parti de ce que la culture française pouvait offrir.

En France, avant de pouvoir voler de ses propres ailes, Boubacar Diallo a bénéficié de l’aide de Samba Diallo, l’ami dont il est question. Ce n’est plus le Samba Diallo de l’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane. Le déracinement culturel ne décrit plus son rapport à l’Occident. Samba Diallo a fait ses études en France sans trop de difficultés puis est retourné dans son pays pour occuper de hautes fonctions dans la sphère politique. C’est un politicien renommé dont la situation matérielle privilégiée lui a naturellement attiré courtisans et ennemis. Malheureusement, il est devenu méconnaissable aux yeux de son ami d’enfance, Boubacar Diallo. Samba Diallo s’est amolli au niveau de ses principes moraux et éthiques. Il a placé son ambition et ses intérêts personnels devant le bien public pour lequel il est censé œuvrer en tant que responsable politique. Il a fini mal.

Lors de son séjour au Sénégal qui fait suite à sa longue période d’exil, Boubacar Diallo constate à travers le cas de son ami que les élites africaines d’aujourd’hui ont fait le choix de trahir leurs peuples. Il est déçu également par le regard et le jugement que ses compatriotes sénégalais portent sur lui. Parce qu’il est honnête et rigoureux, on lui en veut d’être un toubab. Comme si les vertus éthiques et morales étaient une question d’ordre racial voire d’ordre climatique. Ce contre quoi il s’insurge avec véhémence. Et c’est ici qu’apparaît toute la singularité de la condition de l’exilé : dans son pays d’origine, il est de plus en plus perçu comme un étranger voire un être aliéné voire une planche à billets ; dans son pays d’accueil, il doit en permanence convaincre et rassurer quant à son mérite éthique en tant qu’un être humain générique venant d’une autre culture. « Noir » en Occident, « Blanc » en Afrique, telles sont les perceptions contradictoires qui s’abattent sur le visage de l’exilé.

Le drame de l’exilé consiste ainsi en cette quête renouvelée de son identité et dans la défense de son identité. Au moment d’effectuer la traversée pour l’Europe, le jeune Boubacar avait brûlé ses papiers pour se réfugier dans une non-identité temporairement protectrice. Par la suite, quand il est parvenu à ses fins, il a voulu comme un phénix renaître des cendres de cette identité dont il s’était formellement séparé. Comme l’exil l’a façonné d’une manière bien particulière, il ne serait plus jamais le même homme. « Qui es-tu Boubacar ? » lui a demandé Mariam Asta Kane lors d’un séjour au Sénégal, une amie qui appréhende la fascination que Boubacar et l’Occident exercent sur son fils.

Cette question philosophique par excellence constitue aussi, au niveau sociétal, la trame de l’aventure vécue par Nabou et Demba Diallo, deux êtres profondément amoureux l’un de l’autre et dont le projet de mariage est rendu impossible par le déploiement des conventions sociales. Dans une société sénégalaise qui se glorifie d’être moderne et démocratique, force est de constater que nombre de pratiques discriminatoires anciennes continuent toujours de sévir. Malheureusement, l’éducation ne permet pas toujours de s’affranchir des croyances surannées et des stéréotypes. La preuve : le père de Demba Diallo est un universitaire réputé qui n’entend pas autoriser le mariage de son fils avec une fille classée comme appartenant à un ordre social inférieur. Finalement, c’est par l’exil que Nabou et Demba parviendront à sauter et non à éliminer les barrières sociales qui s’opposent à leur souhait de vivre en commun.

Si Amadou Elimane Kane a privilégié le point de vue de l’exil dans son récit, c’est également pour mieux faire passer son message philosophique : le choc des cultures ou le choc des civilisations est une grille d’analyse réductrice. Aucune culture n’est parfaite et exempte de reproches. Partout, les stéréotypes discriminatoires, les injustices et les actes tyranniques persistent grâce à la complicité active ou passive des uns et des autres. Si bien que pour ce panafricaniste impénitent le défi qui interpelle l’Humanité aujourd’hui porte moins sur l’antagonisme des cultures que sur le choc des éthiques. C’est dans l’aptitude de tout un chacun à faire preuve d’ouverture d’esprit, de tolérance, et de vigilance critique vis-à-vis des croyances aliénantes et des pratiques assujettissantes que repose le monde que nous voulons. Entre le Charybde du repli identitaire et le Scylla de l’ « aliénation sucrée » (l’expression est de Joseph Ki-Zerbo), Amadou Elimane Kane nous invite à faire preuve d’une conscience réflexive nourrie par les enseignements de l’Histoire et ancrée sur un programme éthique fort.

En somme, nous avons là une belle œuvre littéraire rédigée dans un style poétique qui exprime les engagements, sensibilités et convictions de son auteur. Elle nous interpelle tous sur notre responsabilité individuelle, et notamment la responsabilité des Africains dans la construction d’une Afrique unie au service des peuples. Elle nous incite dès l’entame, dès l’exergue, à réfléchir sur une authentique acception du mot liberté. C’est d’ailleurs la clé qui permet de résoudre l’énigme d’un titre-clin d’œil dont le caractère vague, indéterminé, non affirmatif, ne peut manquer de susciter l’attention du lecteur. En effet, pourquoi une aventure non ambigüe mériterait-elle d’être racontée ? Probablement, parce que telle est notre condition au seuil du XXIe siècle et qu’il nous appartient de donner un contenu plus significatif à nos aventures…

Dr Ndongo Samba Sylla, économiste et chercheur

  * * *

 AUX CONFLUENCES DE TROIS GENRES LITTÉRAIRES

NOTE DE LECTURE

Par Dr Ndongo Mbaye

Quelle mouche a piqué Amadou Elimane Kane, et  dans quelle encre a-t-il trempé sa plume de poète invétéré et reconnu, pour arpenter les chemins sinueux du récit, et ainsi s’aventurer dans les méandres tortueux d’une écriture plurielle, aux confluences du roman, de l’essai, entre réel et fiction, entre la poésie et la prose ?

En abandonnant les berges poétiques, même tourmentées, qu’il connaît le mieux, et sur lesquelles il était si à l’aise, pour écrire un texte aussi flamboyant que L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë, Amadou Elimane Kane, autant par humilité et modestie, que par probité intellectuelle, a voulu déconstruire une forme scripturale axée sur la subjectivité de la poésie, pour dérouler ce qu’on appelle aujourd’hui son Agenda 21, à savoir « inscrire certains maux qui interpellent au 21ème siècle, particulièrement au Sénégal ».

Ce livre se déroule en 4 épisodes, dont le premier reprend le titre générique : L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë.

Cependant, dès l’entame de la lecture, ce qui attire tout de suite l’œil, c’est la récurrence du mot « aventure » dans chacun des différents récits :

  • « La femme dont l’aventure est un poème »
  • « Demba Diallo dont l’aventure foudroie toute forme de cloisonnement et de castes »
  • « Mon aventure traverse les mondes ».

En fait, quid de cette  « aventure » ?

Est-ce celle spécifique, singulière, idiosyncrasique et initiatique de chacun des personnages ?

Ou est-ce celle de l’auteur Amadou Elimane Kane  lui-même qui nous donne des pistes : « ces récits puisés dans mon imaginaire ont une place de vérité dans mon champ littéraire. C’est un texte qui relève de l’imaginaire et de faits réels. »

En vérité, tous ceux qui connaissent bien Amadou Elimane Kane, le reconnaissent sous les traits du personnage de Boubacar.

À travers son livre et son choix d’une écriture poétique, Amadou Elimane Kane a  voulu nous montrer que la poésie, dans son infinitude, est inapte à traduire la finitude des causes et idéaux que ne peuvent incarner  que des personnages vivants, livrés à leur sort, sur les chemins escarpés de l’humanité.

Ce que les mots, dans leur rythme et leur musicalité liés à la magie des images sont incapables de traduire, des destins épars, par le biais d’individualités fortes arrivent à l’exprimer.

Le poète descend de sa tour d’ivoire, pour écrire le livre de l’éthique, de l’idéal de grandeur, de l’équité, de la fraternité, du partage, de la générosité, de la fidélité, de la sacralité des connaissances et de la nécessité du savoir.

Dans le premier récit, l’auteur met en exergue l’importance des valeurs cardinales fondamentales qui sourdent du personnage de Boubacar, opposé à celui de son ami d’enfance Samba Diallo « qui, bien que formé par le pays des Lumières, a choisi la voie de la désintégration, de la trahison, et inscrit ses actes dans la déshumanisation par le pillage de l’intérêt commun ».

Quant à Boubacar, de son village, royaume d’enfance au bord du fleuve, à l’aventure forcenée pour arriver en France, y rester et y vivre, « armé de détermination (il) va jusqu’au bout de son rêve pour prendre sa place dans un monde qu’il a choisi ».

La cause panafricaine chevillée au cœur et au corps, Boubacar se met dans une quête multidimensionnelle d’éthique, avec comme credo un retour aux valeurs essentielles africaines, en intégrant pleinement sa double identité.

Après avoir apprivoisé l’Occident, il fait le choix du retour au pays natal pour servir ses causes et son peuple.

Le deuxième récit est un hymne, un chant polymorphe et polyphonique, épique, poétique, mémoriel, emblématique, un chant de liberté et une ode à l’amour, que décline le personnage si attachant de Mariam Asta Kane.

Être invisible jusqu’à la reconnaissance et la renaissance à travers le regard amoureux de Bocar Sokhna (l’aimé et l’aimant), qui profère la parole amoureuse et le fait exister, Mariam Asta Kane incarne la femme résistante aux mille visages, qui reprend le flambeau de toutes les femmes héroïques de Nder, de la reine Pokou, de Zingha, reine d’Afrique, « négresse indomptable », de la Mulâtresse Solitude de Guadeloupe, de la princesse Yannega, de la savante reine Ndatté Yalla…

Dans ce récit hybride, poético-romanesque, le poète refait surface et brandit les armes miraculeuses de son engagement, de sa recherche  sublimée de liberté.

Il nous sert un poème lumineux entrelacé au récit, avec des morceaux choisis, notamment dans les recueils « La Parole du Baobab » et « Le Palmier blessé », d’où retentissent, comme des cris de révolte et de refus : « comment voulez-vous que je me soumette », « comment voulez-vous que je me taise ».

Symbole de la femme-puissance, solide baobab matriciel, indéracinable fromager à la « parole éternelle », Mariam Asta Kane « puise dans ses ressources de femme debout ».

Et ce n’est pas pour rien qu’Amadou Elimane Kane nous prend par la main pour nous conduire sur les chemins des arbres flamboyants, et de la flamboyance attendue et espérée de la Renaissance africaine.

Dans le troisième récit, Amadou Elimane Kane aborde le crucial problème de la mixité sociale avec le combat audacieux et iconoclaste des jeunes Demba Diallo et Nabou, les amoureux unis contre les préjugés, l’obscurantisme, le conservatisme et les croyances ancestrales rétrogrades de leurs milieux sociaux respectifs.

Les parents de Demba Diallo refusent leur union au nom de la caste, et ceux de Nabou au nom de l’honneur, de la parole donnée et du refus de la soumission.

En fait, c’est au nom  des mêmes  principes aveugles, de part et d’autre, que le rêve de Bonheur des amoureux doit être contrarié et annihilé.

Mais ce que les familles ignorent, c’est leur volonté inébranlable de bâtir, de construire leur propre destin par le choix déterminé de vaincre l’adversité,  l’ignorance et la bêtise, en mettant en avant une farouche détermination de faire tomber les murs pour établir des passerelles, des ponts, de casser les chaînes pour mieux s’envoler.

Par leur choix d’un au-delà de toutes les barrières sociales, la recherche assumée de liberté, Demba Diallo et Nabou savent que ce qu’ils ont déjà bâti est « précieux, comme une forteresse, une espèce de croisade contre l’impossible ».

Pour assumer leur amour, ils préféreront l’exil à l’esclavage, à la misère de la pensée.

Par ce geste humain, rien qu’humain, ils ont su faire leur la pensée de Mr Sow, le Professeur de Demba Diallo qui lui a appris qu’il ne faut jamais se détourner de l’essentiel.

Le dernier récit rassemble tous les personnages, à travers l’évocation et la narration de la mère courage Mariam Asta Kane qui nous fait revivre, sous forme de fresque et de geste historique, toute une atmosphère psychologique, sociale, économique. Même les corps, concomitamment aux cœurs débordants de sentiments, participent de cette évocation mémorielle intense. La vie se déroule devant nos yeux, avec son lot de bien, de mal, de nuances, de noir, de blanc, de gris, de paix et de révolte, bref de complexité.

Ici émergent et se développent les thématiques si évocatrices d’une véritable humanité comme la persévérance, la fidélité en amitié, la pluralité de l’homme, la responsabilité d’assumer sa double identité.

Le danger morbide et destructeur qui guette l’homme dans sa complexité essentielle et fondatrice, c’est de brandir l’étendard de « la fameuse appartenance », ethnique, culturelle, sociale, cultuelle, religieuse.

Quand Boubacar crie  « je suis un homme debout…un bâtisseur de l’unité africaine, et par-delà, un bâtisseur de l’universel », il veut simplement signifier qu’il faut nécessairement  déconstruire l’idéologie qui veut amputer l’homme de son Humanité.

Et de tous les personnages récurrents, le jeune et brillant Abdul préfigure l’A-venir. Autant le gland symbolise le chêne en devenir, autant la figure prospective et déjà charismatique de Abdul concentre toutes les lumières du futur, et de l’espoir d’un monde différent de celui dans lequel il est né et où il vit.

Au-delà des vicissitudes, des combats, des échecs des adultes qui l’entourent, la vie et le monde sans frontière lui ouvrent les bras pour l’embraser d’un bénéfique élan vital.

À lui tout seul, Abdul, à travers tous les regards périphériques, mais surtout celui de Boubacar à qui il rappelle sa jeunesse fougueuse, son rêve d’aventures et son itinéraire chaotique de vie, donne corps à l’ambition, au désir d’ailleurs, à la liberté de développer sa singularité, à la tension vers d’autres altérités.

Cet ultime récit se terminera néanmoins dans une ultime pirouette poétique, parce qu’Amadou Elimane Kane est avant tout un poète impénitent et non refoulé, qui ne peut nullement renier ses origines de créateurs d’images et de magie.

En effet, Mariam Asta Kane ne demandera finalement qu’une chose à son fils Abdul, sur le départ pour une nouvelle vie : « revenir à chaque saison des pluies pour danser sous l’eau ».

La globalité de l’œuvre explique pourquoi on peut dire que, pour un coup d’essai, c’est vraiment un coup de maître, et qu’Amadou Elimane Kane a su faire preuve d’un véritable talent littéraire, en créant un style inclassable, insaisissable et inédit, qui mélange plusieurs genres scripturaux qui se marient merveilleusement, pour former une trame harmonieuse.

Par des phrases courtes, dans une écriture simple, hachée et presque musicale, claire et lisible, il a donné à chacun de ses personnages une ampleur, une étoffe, des couleurs qui ont créé un intérêt certain, même chez un personnage aussi maudit que celui de Samba Diallo.

Ce Samba Diallo qui, contrairement à celui de Cheikh Hamidou Kane dans son célèbre livre L’Aventure Ambiguë, n’est pas dans ambiguïté.

Il n’est pas dans un entre-deux infernal (tiraillé entre le pays des Djallobe et l’Occident, entre la tradition et la modernité) qui va le mener à sa perte, tué  au bout du chemin par un « fou »…

Ce Samba Diallo-ci a choisi en son âme et conscience (inconscience !) de tourner le dos à la morale, à l’éthique, aux valeurs essentielles sociétales. En cela, il est lui-même le responsable de sa déconfiture, de sa forfaiture, et de sa dégradation.

Et pour cela, il est bien L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë.

 

L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë, récit, Amadou Elimane Kane, éditions Lettres de Renaissance, Paris, février 2013.

 

Dr Ndongo MBAYE

Docteur-es-lettres

Sociologue et journaliste

Poète-écrivain

Enseignant associé en Communication et Sociologie à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD), et à l’Institut de Formation en Administration des Affaires (IFAA) à Dakar

Membre du Comité scientifique de l’Institut Culturel Panafricain et de Recherche de Yène (ICP)

Directeur des Universités d’été et du Département Lettres et Culture de l’ICP

Responsable de la Collection « Poésie » des éditions Lettres de Renaissance (Paris, Sénégal)

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SAISIR LES RESSORTS DE L’AUTRE CIVILISATION

NOTE DE LECTURE

Par Maty BB- Laye Diakhaté

Boubacar nous semble d’abord familier, tant son rêve nourrit les faits divers dramatiques que relatent les médias sur un ton presque indifférent. On voit, sans plus entendre toutes ces misères qui chavirent aux portes de l’Occident. Sud-américain ou africain, il court vers un mirage qui s’éloigne à chacun de ses pas. Mais, au fil des pages, Boubacar apparaît autrement. Il est exalté sous un calme orageux, porté par une ferveur qui galvanise subrepticement le lecteur. On entre dans l’aventure sans s’en rendre compte pour cheminer avec le personnage. Puis, au détour d’une page, on se laisse entraîner dans un univers rythmé ; en arrière-plan le chant d’une femme rappelle avec force une douce complainte.

En dépit de la lourde réalité qu’il relate, le contexte littéraire est subjuguant…

Au fond, l’auteur livre une critique sans concession de la société africaine et sénégalaise en particulier. De la sphère politique, étatique à celle de la famille tout est passé en revue.

Demba Diallo marche assurément dans les pas de Samba Diallo en un autre temps, en un autre lieu. On se demande si Samba Diallo (L’aventure ambiguë de Cheikh AMIDOU KANE), n’est pas, dès alors, l’homme qui a trahi. La Grande Royale avait considéré qu’il devait partir (dans l’aventure culturelle) pour apprendre « …comment vaincre sans avoir raison… ». En effet, savoir c’est se prémunir et prémunir les siens. Sa mission était donc de saisir les ressorts de cette civilisation qui tente de s’emparer de l’âme d’un peuple qui croit à la seule vérité de ceux qui ont raison, ceux qui sont légitimes dans leur stature. Mais Samba Diallo a abdiqué, il a failli à sa mission ; son âme est tombée en déliquescence. Demba Diallo est le fils dont l’âme sera capturée. Il a fait le choix du renoncement et de la gabegie. Ses enfants prendront les pirogues de la mort pour fuir le désert qu’il a créé. C’est le désarroi d’un peuple que décrit le cheminement qui mène de Samba à Demba Diallo

En définitive, ne serait-ce pas l’éducation moderne qui a perdu ces hommes ? La négation de soi n’est-elle pas en germe dans un système éducatif qui nourrit l’enfant par les racines d’autrui ?    Il est assurément dangereux de s’immerger sans cuirasse   dans des mondes battis par l’imaginaire d’autrui. Le destin de Nelson Mandela, héro de l’humanité, devrait inciter les penseurs de systèmes à revoir leurs sources. Cet homme pétri de la culture de son peuple a su dépasser toutes les conditions avilissantes pour témoigner de la force de son humanité qu’il offre à tous les hommes. Il nous laisse cette leçon en quelques mots dans « Un long chemin vers la liberté ». Il nous montre combien l’humanisme de chaque peuple est utile à l’humanité entière. L’histoire de Samba Diallo reflète l’homme africain en proie à la négation de lui-même, celui imbu d’une culture qui le noie dans le complexe, l’avidité et la cupidité. Toutes les richesses matérielles ne lui rendront jamais ce qu’il a perdu : lui-même.  Pour aller à la rencontre des autres, il faut être habillé de son propre costume. On n’est jamais ridicule ainsi. Quand on sait qui on est, on ne se perd pas. Boubacar incarne cette minorité, consciente de son identité dans la multitude et qui appelle au retour à soi. Il est relayé par Mariam Asta Kane qui sait au fond d’elle-même que l’avenir de son fils est dans cette terre que son père a sans cesse labourée pour le grandir. Il tentera certainement l’aventure vers l’autre rive, mais s’il est solide dans ses racines, il reviendra vers cette terre pour qu’enfin s’achève l’aventure de Demba Diallo et Samba Diallo qui aura été une blessure consolidée.

Amadou Elimane Kane offre à l’Afrique un chant épique rythmé par le son de la kora dans le champ de bataille de la renaissance et du panafricanisme. Il invite à la prise de conscience.

Maty BB-Laye DIAKHATE

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LA CONSCIENCE DES VALEURS DE L’ETHIQUE

NOTE DE LECTURE

Amy Niang écrivain

Le récit de L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë n’est pas une chronique de plus sur la trajectoire d’un immigré qui cherche désespérément à rejoindre l’Europe comme seule possibilité pour assouvir un rêve commun à beaucoup de jeunes Africains. C’est l’histoire, en deux temps, de ce dont l’homme, la femme déterminé(e) est capable d’accomplir, en bien comme en mal. Les deux parties qui composent le livre peuvent se lire comme un récit continu.

Boubacar, personnage principal, est animé d’un sens du devoir très poussé. Il fonctionne avec une volonté déterminée et dynamique, avec le rythme d’un homme en marche, un homme qui va vers l’avant, à la rencontre du monde ; un homme qui tire, par-devers lui, l’amas d’espoir nourri de l’angoisse présente, et du souvenir des siens, du tissu usé de pantalons qui ont longtemps frotté les bancs de l’école, mais aussi la certitude d’un soleil nouveau qui brillera sur les cendres de ses doutes.

Quand Boubacar brûle son passeport au milieu du Sahara, il confie au hasard le sacrifice d’une mère ternie par les tracas de jours maigres. Mais la vie n’est pas un hasard. Il lui faudra travailler dur en France pour réussir et pouvoir rentrer au pays natal auprès des siens.

En miroir, il y a le récit de Samba Diallo dont la carrière politique est l’incarnation d’une logique prédatrice, qui constitue une rupture avec l’idée de don de soi qu’impose le service public ; et justement l’engagement pour des valeurs panafricaines et de justice sociale. En somme, il est une métaphore du désabusé post colonial, de l’engloutissement du potentiel de tout un continent et de ses ressources vitales par une poignée d’hommes égoïstes, rapaces et cyniques. Pour Amadou Elimane Kane, une décolonisation mal faite aura produit, entre autres phénomènes, une classe de saccageurs de patrimoine dont la démarche repose sur l’abrogation de toute retenue et de toute décence.

Le récit met ainsi en parallèle plusieurs trajectoires à l’épreuve de la Vie. Il reprend le thème de la confrontation des cultures de Cheikh Hamidou Kane, mais à partir d’un autre paradigme, celui de l’éthique. Car il s’agit de comprendre un choc de valeurs comme étant le socle du malaise, ou du travers (c’est selon) qui anime les différents personnages. Ces derniers, malgré leurs différences, sont assez attachants. De Mariam Asta qui s’épanouit comme une fleur à travers les petits apprentissages à Samba Diallo qui sombre dans l’aveuglement malgré sa grande perspicacité. Finalement, ce ne sont pas des personnages qui sont mis en récit, mais une époque, ainsi que des catégories d’humains.

La deuxième partie du livre est une promenade lyrique et une découverte des états de l’âme de Mariam Asta, femme pensive et rêveuse dont la richesse, l’intensité de la vie intérieure invitent à renouer avec les échos brumeux d’un passé séculaire qui s’insinuent silencieusement dans les méandres de la pensée.

La vie de Boubacar en particulier suscite un flot d’interrogations pour Mariam Asta, mais révèle aussi une peur informulée que son jeune garçon à elle puisse être tenté, tout comme Boubacar plusieurs années auparavant, par le chemin de la séparation et de l’exil. Car Mariam Asta éprouve une grande difficulté à établir un rapport entre, d’une part cet esprit complexe marqué par des tiraillements qui vont au-delà des contradictions d’une appartenance fragmentée à des cultures différentes, et d’autre part, l’ami d’enfance qui a puisé à la même source de vie. Mais si tiraillement il y a, c’est un tiraillement apaisé,  «une chance plutôt qu’un malaise » (p.133), l’aboutissement d’un débat intérieur qui n’est jamais résolu et n’a peut-être pas besoin de l’être. Dans cette deuxième partie, la raison de la fiction est renversée dans le sens où Mariam Asta, être en apparence faible et dominé, se donne effectivement les moyens d’agir contre les attentes des lecteurs.

En relisant L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë, je ne peux m’empêcher de repenser aux bienfaits de la lecture comme acte de reconstitution. La spécificité de la lecture réside dans le fait qu’elle donne accès à la mémoire d’une manière différente à d’autres modes d’accès à la connaissance de soi, des autres et de son rapport au le monde. En découvrant un livre, on se découvre également. Le contraste des personnages de Boubacar, avide de livres et des connaissances qui en découlent, et de Mariam Asta dont l’éducation orale limite les modes d’accès aux mêmes connaissances est assez saisissant. Il ne s’agit pas ici de poser le simple rapport du lettré par rapport à l’illettré, mais de noter l’importance de codages multiples mis en jeu: l’auditif et l’autographique, mais aussi le visuel, la combinaison de plusieurs modes donnant accès à différents aspects de l’être et de la mémoire. Mariam Asta est obligée de multiplier les instruments d’accès autres qu’autographiques. La conscience de soi, elle s’en rend compte, passe forcément par les autres. L’accès à soi est possible selon le degré de disponibilité de l’individu par rapport aux autres. En l’occurrence, la réticence de Mariam Asta à laisser partir son fils dénote une autre réticence, à reconnaître la singularité de celui-ci, en tout cas au début, avant de reconnaître petit à petit le besoin de celui-ci de se chercher au-delà du cadre moral maternel. À travers cette concession certes douloureuse, Mariam Asta reconnaît le désir de son garçon d’élargir le monde par le départ, comme dirait Sony Labou Tansi, afin de s’approprier l’essentiel.

L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë est le genre de livre auquel on revient souvent, comme une invitation chez un vieux ami, pour prendre des nouvelles de nous-mêmes et de notre époque post coloniale, un monde qui peut parfois paraitre désespérant parce que répétitif, mais Amadou Elimane Kane montre, en la personne de Boubacar, qu’il est loin d’être irréversible.

Pour Amadou Elimane Kane, le choix de Samba Diallo de trahir son peuple n’est en fin de compte ni un hasard ni un dépit, c’est une cohérence qui renvoie l’individu à lui-même. Parce que l’individu est responsabilité.

En contraste, Boubacar, cette « ombre invisible, perdue sur la route, sans attache, sans nom » (p.131) avait su mettre à profit les courants divers qui l’ont traversé. Il garde toujours cette capacité de surplomb, un souffle égal qu’il tire de ses expériences diverses pour dire les évidences qui échappent, dans un monde où le mimétisme souvent règne en maître. Boubacar est un esprit qui observe, qui écoute, qui s’autorise aussi de s’emporter envers les êtres qu’il aime. Le ton est parfois naïf. Pour autant, il ne verse jamais dans l’abattement. Il faut dire que l’horizon dans lequel l’auteur et son livre s’inscrivent est le Monde en tant que champ de lutte.

L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë est un récit large, au souffle long, un récit construit, qui échappe à l’auto-complaisance, à la nostalgie béate et au ton péremptoire quoiqu’on détecte forcément dans sa méthodologie, c’est-à-dire une pédagogie de l’humain médiatisée et tempérée par la poésie, un souci de convaincre. C’est un récit qui mélange le conte lyrique, l’autobiographique romancé et l’essai sociologique sur un ton jamais suffisant, mais une langue exigeante qui cherche à dire la valeur juste. Peu importe finalement le genre, l’impossibilité de l’exercice taxonomique s’applique aussi bien à la forme qu’au fond.

Ainsi le livre est un manifeste qui s’inscrit, logiquement, dans une trajectoire de militantisme intellectuel et pédagogique, particulièrement la tradition du « prophétisme » panafricain si profondément ancré dans le champ intellectuel transatlantique. Cette tradition est présente chez beaucoup d’écrivains africains tels que Tchicaya Utamsi, Ahmadou Kourouma, Birago Diop et bien d’autres. Amadou Elimane Kane s’inscrit dans cette tradition durablement, avec grande consistance. Il nous invite également à un dialogue intergénérationnel à travers des personnages qui n’interagissent pas forcément d’une manière prévisible.

Amy Niang écrivain, chercheure en Sciences sociales

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L’ETHIQUE DE L’HOMME EN QUESTION

NOTE DE LECTURE

Par Madeleine GALLAND

Presque universellement, l’immigration est impartie aux peuples noirs. Presque unanimement, l’immigration est le synonyme de la misère d’où le lien avec l’homme noir. Une manière aussi de justifier la caricature qui consiste à mettre l’homme noir du mauvais côté, du côté sombre, du côté de la mendicité et de la dépendance. L’une des raisons extraordinaires de cet amalgame, c’est qu’elle parait aller de soi, qu’elle semble naturelle. À la fois pour ceux qui pensent que l’homme noir doit être relégué au second plan, et pour ceux qui en silence souffrent de cette caricature.

Dans cet ouvrage, Amadou Elimane Kane retrace l’histoire de Boubacar, un jeune immigré laissant son pays natal à la recherche de savoir. Un savoir qu’il pense trouver en Europe et qu’il va finalement trouver. Mais il va également côtoyer la discrimination raciale où l’homme noir apparait comme un sous être. Cette injustice et cette inégalité dans lesquelles baigne la société française où les hommes, les femmes sont pourtant considérés comme des êtres pensants, des intellectuels, au nom des Droits de l’Homme.  Cette forme de violence symbolique, de domination parfois invisible et qui passe comme acquise est une chose qu’on peut difficilement comprendre de l’extérieur, c’est-à-dire si on n’est pas soi-même immigré, si on n’a pas la peau claire. Toutefois cela n’a pas empêché Boubacar de réaliser son rêve, celui d’apprendre pour devenir quelqu’un de respectable. La volonté de savoir de Boubacar est plus grande, car la connaissance à ses yeux est universelle, et chacun a le droit de se l’approprier comme il l’entend et surtout de s’en servir non pas comme bon lui semble, mais au profit de tous. Ce qui n’est malheureusement pas le cas de Samba Diallo qui lui a profité de cette connaissance, de ce savoir-faire pour s’enrichir au détriment de tout un peuple.

D’une certaine manière, ce récit retrace l’histoire de beaucoup d’immigrés noirs, quels que soient l’endroit d’où ils viennent et les raisons pour lesquelles ils arrivent en France. Mais  il reflète aussi l’état d’esprit de l’homme pour ses pairs  pour lesquels  il  ne s’en soucie guère du moment où tout va pour le mieux dans sa vie. Car la tentation de passer radicalement d’une classe sociale à une autre, de s’en mettre plein les poches est plus forte pour penser au bien-être des autres. En lisant ce texte, avec un peu de reculs, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut facilement faire le lien et réfléchir à sa propre vie. Arrivée en France à la fin de mes études, je me suis posée plein de questions sur mon éventuel retour au pays, en me disant qu’on n’est jamais mieux que chez soi. Mais la question épineuse me revient sans cesse, à savoir si je retourne pour mon profit personnel, celui de ma famille, ou pour contribuer au développement de mon pays en aidant ceux qui sont dans le besoin ? Aurais-je la même force que Boubacar pour combattre les vautours en Haïti ? En tout état de cause un mouvement rationnel devrait s’inspirer de ce récit pour travailler à rechercher des techniques collectives pour une nouvelle société juste et égalitaire.

En écrivant ce texte,  Amadou Elimane a voulu donner  à ceux qui veulent comprendre le moyen d’objectiver, de transformer quelque chose de profondément conscient et parfois inconscient. Je veux parler non seulement du rapport qui existe entre les individus dans la société française, ou les noirs ne sont juste pas reconnus  dans leur intellectualité, sachant qu’une terre appartient à tous ceux qui l’habite. L’inégalité,  l’injustice sous toutes ces formes, le rejet de l’autre, mais aussi la capacité qu’a l’homme noir de s’éterniser sur le passé. Un passé qui devrait servir de base sur le chantier du développement, plutôt que de chercher à accuser l’homme blanc à tout bout de champ pour justifier la corruption, l’injustice qui gangrène la société africaine.

Ce texte est une forme de lunette grossissante à travers laquelle on peut comprendre la vie des immigrés, des noirs en France. Mais c’est aussi une manière de comprendre le rapport de l’homme à l’argent, au pouvoir, aux biens matériels. Car finalement, Samba Diallo peut aussi être un blanc, un noir, une femme, un homme. Parce que l’avidité de l’homme n’a pas de sexe ni de couleur. Le comportement de Samba Diallo est l’exemple de ce qu’il peut y avoir de pire chez l’être humain, car la science sans conscience n’est que ruine de l’âme.

L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë, récit, Amadou Elimane Kane, éditions Lettres de Renaissances, Paris, 2013

  Madeleine GALLAND, sociologue et enseignante

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                                    Note de lecture de  Lilyan Kesteloot     

                                         UNE SI LONGUE PAROLE

Voici l’histoire très édifiante d’une fille de pêcheur d’un village proche de Yenn, station semi-touristique au début de la Petite Côte, comme Toubab Dialaw plus fréquenté par les (hauts) fonctionnaires de Dakar. Sali Portudal et ses grands hôtels est nettement plus loin et envahie par les flots d’étrangers avides de soleil et d’eau chaude que chaque hiver déverse par pleins charters sur le Sénégal.

Mais la vie de Fatimata et sa famille se passe très loin de cette agitation. Dans le bourg habité uniquement par des pêcheurs, le père de Fatimata gagne difficilement son poisson quotidien, avec l’océan capricieux et les vents variables et la pêche de jour en jour moins abondante. Tout le monde sait les ravages sur nos fonds marins que produit la pêche à outrance des chalutiers chinois et européens au large de nos côtes. Les premières victimes sont ces petits pêcheurs traditionnels qui n’ont que leur pirogue, leurs filets et leurs mains.

Logeant à sept dans une pièce, la famille de Fatimata survit plus qu’elle ne vit, de la pêche du père et du travail de la mère. Celle-ci fait sécher au soleil les poissons qui restent quand la prise est bonne, et elle va les rendre au marché lorsqu’ils sont secs et incorruptibles. Cette lutte incessante de sa mère contre la corruption est assez symbolique de celle que devra mener la future avocate Fatimata, car cette petite fille plus que pauvre pourra tout de même fréquenter l’école gratuite, située à 4 kilomètres à pied. Puis le collège (à 3 km), enfin le lycée. Et vu ses excellents résultats et l’appui de ses professeurs à obtenir une bourse qui la propulsent sur le campus.

Un presque miracle ? Non. Seulement la chance d’être la cadette et donc d’avoir pu échapper au sort des filles ainées obligées d’office « d’aider à la maison ».

Voici donc Fatimata étudiante, toujours aussi studieuse, qui réussit son Droit et rejoint le cabinet d’avocat d’une collègue déjà installée. Entre temps l’amour l’a rencontrée sous les traits d’un brillant étudiant, déjà leader politique du Parti de son père, opposant notoire au gouvernement de l’époque. Mais, au fait à quelle époque sommes-nous ? C’est très clair. D’après la description de Fatimata (car c’est elle le narrateur de son histoire) ce sont les années Wade.

Le jeune Bii Laamdo, ayant épousé Fatimata, le roman s’oriente désormais vers la politique et ne la quittera plus. On s’aperçoit que, en réalité Bii Laamdo n’est rien de moins que le « double » de Karim, fils de qui vous savez ! L’auteur nous plonge alors dans l’histoire vraie et la décrit sans complaisance. Depuis la joie d’avoir gagné les élections et de voir son beau-père accéder au pouvoir, jusqu’à la dérive de ce même personnage et de son entourage vers tous les excès, enrichissements et transgressions que la presse et le peuple dénoncent quotidiennement.

Fatima assiste, impuissante au changement de son mari qui abandonne ses convictions idéalistes pour une coupable « dolce vita ». Sous la pression du clan au pouvoir, il participe à d’énormes escroqueries ; et tout cela fera tomber le gouvernement. Voilà Bii Laamdo en prison, et son père exilé. Il demande à Fatimata son épouse d’être son avocat, et de le défendre au procès qui doit le juger. Elle refuse, malgré son amour, mais son culte de la justice et de la vérité l’emportera sur ses sentiments personnels.

Conflit cornélien s’il en est ! Sauf qu’il n’y a pas de morts.

Il faut lire ce roman exemplaire de bons principes, explicitement dédié à la « jeunesse ». C’est la « leerstücke » de Bertolt Brecht, le livre de la bonne conduite du citoyen et de la citoyenne.

Roman d’apprentissage type, c’est à la fois son intérêt et son défaut, car ces bonnes intentions de l’auteur, et leur application sans failles de son héroïne paraissent peu vraisemblables.

Quant au style, il se caractérise par une  écriture relativement uniforme, qui privilégie les métaphores  communes plutôt que la recherche d’images audacieuses, et dont la trame  est entrecoupée de « poèmes » à forte teneur moralisante ; tout cela donne un récit assez convenu. Néanmoins, récit didactique riche en enseignements, avec des anecdotes familières aux Sénégalais écrites dans un français facile et fluide. On peut sans danger, proposer ce roman aux jeunes et aux femmes surtout, qui prennent conscience de leurs responsabilités politiques et morales.

 

                                                    Lilyan KESTELOOT

    Bibliographie [

  • Les Rayons de la calebasse, Poésie, éditions Nouvelles du Sud, 1995
  • La Parole du baobab, Poésie, éditions Acoria, 1999
  • Poèmes de l’an demain, Poésie, éditions Acoria, 2000
  • Le palmier blessé, Poésie, éditions Acoria, 2005
  • Le Songe des flamboyants de la renaissance, Poésie, éditions Acoria, 2008
  • L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë,récit, éditions Lettres de Renaissances, 2013
  • Les soleils de nos libertés, roman, éditions Lettres de Renaissances, 2014
  • Une si longue parole, roman, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Enseigner la lecture/écriture et l’oralité : à la rencontre de 14 poètes sénégalais contemporains, anthologie poétique, éditions Lettres de Renaissances, 2013
  • Enseigner la poésie et l’oralité, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2014
  • Enseigner le dire poétique: les compétences de l’oralité, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Liberté poétique, anthologie avec les élèves du collège Lucie Faure de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Paroles nomades, anthologie avec les élèves du collège Charles Péguy de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2015
  • Un océan perlé d’espoir, roman, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Les fondements historiques du panafricanisme expliqués à la jeunesse, essai, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Enseigner apprendre à apprendre par la poésie, l’oralité et la citoyenneté, essai, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Poésie citoyenne,anthologie avec les élèves du collège Lucie Faure de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Les saisons parlent aussi, conte poétique, avec les élèves du collège Charles Péguy de Paris, éditions Lettres de Renaissances, 2016
  • Moi, Ali Yoro Diop ou la pleine lune initiatique, roman, éditions Lettres de Renaissances, 2016