LE SALUT PUBLIC

Par Pape Samba Kane

Karim et Khrouchtchev

Au cours des années 1980 et début des années 1990, périodes d’éveil médiatique salutaire pour le pays, une expression que la presse sénégalaise n’avait pas inventée connut un grand succès ; elle fut déclinée de plusieurs façons, mais l’esprit restait le même, et celui-ci le résume bien : « Il ne faut pas tirer sur une ambulance ». C’était devenu une sorte de doctrine, certains l’érigèrent même au rang de dogme ; et j’en fus. Il en reste quelque-chose encore aujourd’hui, même si l’expérience enseigne qu’il ne faut pas trop, quand on est journaliste, s’accrocher aux trop belles résolutions de jeunesse, surtout quand la matière traitée est la politique et ses acteurs qui sont capables du pire, même embarqués dans une ambulance, voire un corbillard…
N’empêche, et peut-être certains ont dû le remarquer, bien que très prolixe sur Karim Wade dès que la mise en demeure de la Crei lui a été servie ; et même avant, dès qu’on a su l’ampleur des dégâts économiques qui lui étaient imputés, je n’avais plus rien écrit sur lui, strictement rien depuis qu’il a été privé de liberté, d’abord retenu à la gendarmerie de Colobane, ensuite à la MAC de Rebeus. Un peu désœuvré, parce que je crois quand-même, vu l’ampleur du préjudice causé au pays dans son affaire, que personne ne devrait plus chroniquer sur rien jusqu’à ce que son cas connaisse un dénouement, je me contentais de lire la presse. Et donc, je suis tombé sur ce qui doit être la première déclaration de l’actuel (tristement ?) plus célèbre pensionnaire de Rebeus.
La rumeur aurait couru, voulant qu’il ait eu l’intention de filtrer les visites dont certains entendraient le gratifier, mais ses francs-tireurs ont entrepris de la démentir auprès des journaux et ont rapporté aux journalistes sa véritable position, sur cette question des visites, Cela était devenu, à la une de L’Observateur du week-end (27/28 avril), ceci : « Karim Wade : ‘’Je suis prêt à recevoir toute personne qui souhaite me voir’’ ». Si Karim avait cette intelligence qu’on appelle « L’Intelligence des situations », dirait-il cela du fond de sa cellule ?
Si Karim avait de la lecture… Mais non ! Arrêtons toutes ces envolées vers je ne sais quelles savantes démonstrations, philosophiques, morales ou politiques. Une anecdote concernant Nikita Khrouchtchev, le successeur de Staline, suffira, mieux que toutes les sciences humaines ou disciplines politiques, à envoyer une raie de lumière dans la cellule de l’ex-prince. La voici (je ne crois pas qu’elle va faire rire Karim et ses amis, mais il n’y a pas qu’eux à dérider dans ce pays morose) : Nikita Khrouchtchev, un moment l’homme le plus puissant de Russie, l’un des deux hommes, avec le président des Etats-Unis, les plus puissants du monde, fut contraint à la démission par ses adversaires du politburo qui lui reprochaient son entêtement et ses décisions unilatérales. Déchéance, solitude et confinement chez lui, dans sa datcha –presque la prison- où, quand-même, on lui avait laissé l’usage du téléphone.
Au bout de quelques temps sans entendre la sonnerie, l’ex-homme fort de Russie commença à s’’ennuyer, s’inquiéter, enrager même : où étaient ses courtisans d’antan. ? Et, oh, miracle, un soir, « Dring, dring », le téléphone avait sonné ; et il s’était précipité sur le combiné :
-Allo ! …
Silence au bout du fil. Et Il cria à nouveau :
-Allo ! Allo !!!
Silence encore plus profond, bien qu’il sente quelqu’un au bout du fil.
Allo ! Allo, J’écoute !
Et là, au bout du fil, une voix qui riait lui dit :
-Il fallait écouter avant !
Et clic, on avait raccroché. Il lui fallait écouter les gens « avant » sa déchéance, c’est-à-dire « quand » il était tout puissant, rendu sourd par le pouvoir, qui rend d’abord sourd avant de rendre fou. Les leçons à tirer de ce cancan allégorique emprunté à la finesse de l’humour russe ne peuvent plus servir pour grand-chose à Karim Wade. Cependant, elles sont à méditer par tout homme de pouvoir, en tout temps. Temps de gabegie, comme celui des Wade que nous venons de clore, comme temps de vertu annoncée, comme celui que nous venons d’ouvrir.
Mais puisque la baïonnette est dans la roue de l’ambulance, autant remuer le couteau dans la plaie ; peut-être pour une dernière fois, parce que rire de la souffrance d’autrui, au-delà de la doctrine journalistique du « pas tirer sur une ambulance », est une affaire qui m’est humainement insupportable. Alors on arrête de rire. Pour dire quand-même que celui qui veut recevoir tout le monde aujourd’hui, aurait dû chercher à se faire des amis quand il pouvait leur être utile ; et eux, lui rendre service en lui prodiguant leurs conseils, mises en garde, etc. Au lieu de recruter à tour de bras des fantoches qui l’encourageaient dans sa fuite en avant vers le jeu du « Qui veut gagner des milliards sur le dos du peuple, les doigts dans le nez ? » ; tant qu’aujourd’hui, ils sont en même temps que lui dans le pétrin de Rebeus.
Ce qui est instructif sur la surdité de Karim quand il était au pouvoir, c’est qu’il n’y a pas une communauté ethnique, villageoise, artistique, un groupe social quelconque (les handicapés moteurs, les non-voyants, les déficients mentaux) qui lui doive tellement qu’il soit en train de le pleurer sur le mode (très sénégalais) du : «Waaw ! Quoi qu’il ait pu faire ‘’daal ‘’, nous lui devons tellement que nous ne le lâcheront jamais ». S’il avait résolument pris en charge n’importe quel groupement féminin, avait parrainé des orphelins, ou sorti n’importe quelle communauté défavorisée de sa précarité, il n’aurait pas besoin de crier aujourd’hui : « Je suis prêt à recevoir » le monde entier.
Parce qu’il y aurait tellement de monde devant Rebeus !… Et je ne parle pas de ses complices, affidés et consorts du régime de papa qui attendent, fébriles, d’être eux-mêmes convoqués. Et qui s’agitent sous prétexte que le pays va mal. Comme si cela était le cadet de leurs soucis ! Si c’était le cas, on l’aurait su quand ils étaient aux affaires.