LE SOUFFLE DU DAUPHIN CACHÉ

Par Ngada et Amath

Il est un jeune aux bras encore fragiles. Il est planté devant une banque. Il ne parle guère. Ses cheveux bougent au gré du vent qui court de temps à autre le long de l’avenue. Rares sont les clients qui lui prêtent grande attention. Certains le regardent parfois, sourire aux lèvres, quand un prêt leur est accordé ; d’autres, recalés par un banquier sans cœur, écrasent une larme à son ombre encore rare. Les voiture filent ; les piétons passent leur chemin et la vie continue.

Ce jeune promis à un bel avenir a un nom : caïlcédrat. C’est un arbre assez courant sous nos cieux. Son  nom scientifique est « Khaya senegalensis ». On le trouve le plus souvent servant d’abri ombragé dans les vieilles rues coloniales des villes africaines comme Thiès, au Sénégal, Ségou, au Mali, Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso… De son bois dur, on faisait naguère de belles et solides pirogues. Son écorce macérée dans l’eau serait un remède contre le paludisme. Des caïlcédrats, on en voit de moins en moins au Sénégal. C’est d’ailleurs une espèce d’arbres « vulnérable », selon l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN).

Il y a quelques années, les responsables de la banque ci-dessus évoquée avaient décidé d’abattre, sans doute pour de bonnes raisons, de vieux caïlcédrats plantés depuis des lustres devant le siège de leur institution. Un moment, l’indifférence et le silence des passants et des clients avaient succédé aux coups des bûcherons et à l’effondrement des arbres. Puis, comme cela arrive souvent dans ce pays, le bruit, la fureur, l’exagération, le tollé que l’on croirait général.

Des hommes et des femmes sortis de nulle part, fort heureusement encore capables de s’indigner, manifestaient bruyamment leur courroux. Ils voulaient que la banque en plantât d’autres dans les mêmes trous laissés par les caïlcédrats débités en mille morceaux envoyés à la lointaine décharge de Mbeubeuss. Ils avaient eu gain de cause. La banque en avait effectivement planté d’autres.

Presque plus personne ne se souvient de la lutte héroïque de ces doux rêveurs. Et, comme c’est le cas dans ce beau pays, tout le monde est rapidement passé à autre chose : une commémoration religieuse suit une célébration laïque ; des remerciements rythmés à un gourou chassent un baptême fastueux ; des funérailles somptueuses avec une profusion de psaumes et de versets succèdent à une réunion de famille bien païenne ; un président bien élu s’empresse, à pas de loup et sans tousser, de réécrire la Constitution, de revoir les règles du jeu avec, pensent certains, en prime et en filigrane… un dauphin.

Je suis passé l’autre jour devant cette banque. Les jeunes arbres forcissent, leurs feuilles verdissent. L’avenue garde son charme désuet. Ceux qui ont eu leur prêt ont le sourire ; les recalés exhibent des mines d’enterrement. Un piéton prend sagement le passage clouté. Clouté ? Qui sait encore à quoi renvoie cet adjectif ?

Et puis, pourquoi, vous dites-vous, disserter sur le sort d’un caïlcédrat ? Cette histoire montre justement qu’il est possible de faire bouger les choses au Sénégal. Il suffit parfois de le vouloir, de s’organiser, de donner corps à la citoyenneté. D’agir. Pour l’intérêt général, comme le dit Ablaye Mbaye, chanteur aveugle rappelé à Dieu.

Agir ! Oui, agir. Cela a sauvé, l’autre jour, sur une plage dakaroise, une baleine – une autre espèce vulnérable – rendue à la mer par un groupe de professionnels et d’écologistes. D’un souffle puissant et joyeux, le cétacé leur a rendu un bel hommage, en reprenant la mer. C’est le souffle de la liberté. Le dauphin – une autre espère bien vulnérable – en filigrane dans la Constitution révisée devra, lui aussi, un jour, lancer son jet d’eau pour s’annoncer. Des sauveteurs désintéressés ne seront pas les seuls à guetter sa sortie des eaux.

                                                                                                                         Ngada et Amath